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Gil Evans

Les musiciens de jazz ont souvent un maître qu'ils élisent plus ou moins malgré eux. J'ai vite compris que le mien était Gil Evans. Dans les années 1980, j'ai appris à connaître sa musique, par l'écoute systématique et par la transcription. Le morceau qui m'a le plus marqué est "The Barbara Song", une composition de Kurt Weill enregistrée avec un orchestre de dix musiciens le 2 juillet 1964 et parue sur l'album The Individualism of Gil Evans (voir cette transcription et son analyse, ainsi que les esquisses que m'a données Gil à la page "Analyses, transcriptions").

 

 

 

J'ai dû faire cette transcription en 1985. Je gagnais à cette époque ma vie en donnant des cours au C.I.M. et en particulier. L'une de mes élèves d'alors, à qui je parlais souvent de cette passion pour la musique de Gil Evans, me prit un jour au mot : "Arrête d'en parler, va le voir !". Jamais je n'aurais osé, même y penser. Piqué au vif, je décidai pourtant de vaincre l'appréhension et de tenter le coup. On était à l'époque de la création de l'Orchestre National de Jazz. Le concert inaugural était prévu en février 1986 au Théâtre des Champs-Élysées, sous la direction de François Jeanneau et avec de nombreux invités, dont Gil Evans. Je décidai de profiter de l'occasion pour essayer de rencontrer le maître. Problème : ne pas arriver comme le fan lambda, trouver un prétexte pour aller le voir. Solution : écrire un livre sur lui (il n'y en a pas vraiment à l'époque). J'appelle Christian Tarting (que je ne connaissais pas), directeur de la collection Epistrophy chez Parenthèses.

- Bonjour. Si j'écris un livre sur Gil Evans, est-ce que vous le publiez ?

- Oui, d'accord.

 

 

 

 

 

Ensuite, stratégie adoptée pour éviter une demande frontale et un refus aussi frontal : je lui enverrais mon dernier disque (Eaux-fortes) en lui disant que je viendrais le voir lors des répétitions à Paris. Problème : trouver son adresse. J'appelle François Jeanneau, qui ne l'a pas. Je vais alors à la poste du Louvre où se trouve (se trouvaient ?) les annuaires du monde entier. Je vais à "Amérique du Nord", à "États-Unis d'Amérique", à "État de New York", à "New York", à "Manhattan". J'ouvre, je cherche à "E", à "Evans". Il y en au bas mot 25 000. Je regarde les prénoms. "Evans, Gil" : croyez-moi si vous le voulez (mais c'est vrai) : il n'y en a qu'un. Et c'est le bon, avec adresse et numéro de téléphone. Qui ne tente rien n'a rien. J'envoie donc l'opus avec une petite lettre.

 

Paris, février 1986, Théâtre des Champs-Élysées, répétition de l'Orchestre National de Jazz. Je parviens à m'infiltrer. La moitié du monde du jazz français et une kyrielle d'invités sont là. À la fin de la répétition du morceau commandé à Gil Evans (il s'agissait en réalité d'un réarrangement de "Time of the Barracudas" intitulé "Waltz" qui figure sur l'unique enregistrement de l'O.N.J. 86, avec John Scofield en soliste), je prends mon courage à deux mains, saute sur la scène et me dirige sans trembler vers le maître.

- Bonjour, c'est moi qui vous ai envoyé un disque.

- Ah oui. Ca marche, toi, ton orchestre ?

- Non, pas du tout.

- Moi c'est pareil.

Belle entrée en matière. Je conviens de le voir le lendemain à son hôtel. Nous bavardons. Je l'emmène visiter le Musée Picasso qui vient d'ouvrir, on va boire un pot avec Steve Lacy (dont il est très proche) dans un café de la rue Rambuteau. À la fin de la journée, il me demande ce que je veux vraiment.

- Je veux écrire un livre sur vous (ou "sur toi", avantage suprême de l'absence de vouvoiement en anglais).

- Mais pourquoi ?  ma vie n'est pas intéressante et je n'ai aucun hobby intéressant.

- Ce ne sont pas vos hobbies qui m'intéressent mais votre musique.

- Ah bon. Bah... D'accord. Comment on fait ?

- Il faut que je vous interviewe pendant une semaine.

- Ah bon ? Quand ?

- Le mois prochain, chez vous à New York.

- Ah bon ? Bah d'accord.

Avec mon fond tenace de timidité, je fus le premier surpris pas mon audace. Mais, ça a marché : un mois plus tard (mars 1986), j'arrivais avec une bouteille de Sauternes et une boîte de foie gras sur Central Park West, chez lui, 76e Rue Ouest. Je suis resté trois ou quatre après-midis chez lui, à passer (et lui faire écouter) toute sa musique en revue. Certaines choses qu'il n'avait jamais réécoutées. Passionnant. Beaucoup d'anecdotes, mais aussi des considérations sur la musique très intéressantes. J'ai bien sûr tout enregistré, sur un walkman de l'époque et des cassettes, que je viens de numériser (je pense peut-être aujourd'hui à une publication).

 

 

                                             chez lui à New York.

 

 

 

Je reviens à Paris. Il se trouve qu'à cette époque, il vient régulièrement en Europe, en France particulièrement. Je vais le voir à chaque fois : Vienne en juillet, Nancy en novembre, Banlieues Bleues (je crois) en mars 1987.

 

 

 

                          à Vienne.

 

 

 

Une des choses que j'avais le plus entendues dans sa bouche au cours de nos conversations était qu'il ne jouait pas assez et qu'il en était très frustré. Une idée fait alors son chemin en moi. Un jour, je me prends mon courage à deux mains et je lui téléphone.

- Bonjour Gil. Accepterais-tu de venir en Europe jouer ta musique avec mon orchestre ?

- Pourquoi ? Tu joues du piano mieux que moi, tu n'as pas besoin de moi.

- Mais si, tu joues suffisamment bien du piano pour jouer avec moi [!?!].

- O.K., make me an offer.

Un an plus tard (octobre-novembre 1987), nous faisons une tournée de 21 dates en France et en Europe, et passons deux jours en studio pour enregistrer ce qui deviendra Rhythm-a-Ning et Golden Hair.

 

 

 

 

Après cette tournée restée gravée dans la mémoire des musiciens qui y ont participé, il décide de rester un moment à Paris avec sa femme Anita (qui a fait le plus gros de la tournée avec nous et avec qui nous sommes également devenus amis). Je garde en particulier le souvenir indélébile d'un dîner chez Thoumieux avec Gil et Anita pour fêter cette fin de tournée, où il a dû engloutir trois douzaines d'huitres. Jean-Jacques Pussiau profite de cette présence de Gil à Paris pour enregistrer Paris Blues avec Steve Lacy.

 

 

 

 

Fin décembre, je le raccompagne à Roissy. Avant de disparaître dans le couloir vers l'avion, il me regarde : "What's Next?"

 

13 mars 1988, je donne au C.I.M. une conférence sur Gil Evans. Franck Bergerot est là. À la sortie, nous faisons un bout de chemin ensemble. Sur le trottoir, boulevard Barbès : "tu sais, Gil est mort".

 

On me pose souvent la question des arrangements de Gil Evans disponibles à l'achat. J'avais fait une liste, qui n'est certainement plus à jour. Les fils de Gil, Noah et Miles ont fait un travail de récupération de toutes les partitions disponibles de leur père, scores, brouillons, esquisses, parties séparées, etc. Par ailleurs, je sais que l'éditeur Joe Muccioli a fait un gros travail de reconstitution des arrangements classiques pour Miles Davis. Je ne suis pas en mesure de dire exactement ce qui est accessible et ce qui ne l'est pas. Les arrangements de Sketches of Spain par exemple ont été rejoués récemment, à partir d'une édition légale (et pas d'une retranscription).

Je livre toutefois cette liste, non exhaustive donc.

 

Le lien du site que j'avais fait avec Jean-Pierre Chazal et Pierre Marfoure au début des années 2000. Il faudrait l'actualiser (et le réparer un peu), mais pour l'essentiel, le très gros des informations s'y trouve.

La liste qu'on me demande souvent : elle n'est pas exhaustive mais donne cependant quelques éléments.

L'excellent mémoire de maîtrise, soutenu en 2003, d'Alexis Borrely sur l'écriture de Gil Evans.

Quelques citations non référencées sur Sketches of Spain. Demandez moi ces références si vous en avez besoin.

 

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